De son vrai nom Bernard de Bluet ou Debluet, il nait en 1566 dans une famille misérable à Arbère, village agricole en terre savoyarde, aujourd’hui quartier de Divonne-les-Bains, commune du Pays de Gex (Ain) située à la frontière suisse et incluse dans le Grand Genève.
Nous l’appellerons Bluet, selon la tradition des Arbériens.
Bluet doit travailler dès l’âge de quatre ans comme berger. Il ne supporte pas la misère et la discrimination qui en découle. Il est intelligent, adroit de ses mains, débrouillard, préoccupé par la question des religions. Il ne veut pas croupir comme berger. Il quitte son village à l’âge de neuf ans. Grâce à l’aide du seigneur de Grilly, il devient charron, puis monteur de l’artillerie à Rumilly. Il connait une ascension sociale impressionnante auprès des nobles savoyards et monte l’artillerie à la forteresse de Montmélian. Dans les années 1580, il est témoin des guerres de religion franco-savoyardes: les Savoyards catholiques, aidés militairement par les Espagnols, essayent d’annexer la ville-état de Genève et d’y anéantir le calvinisme tandis que la France et les Huguenots soutiennent Genève.
Les crises mystiques
Né dans une famille calviniste quand le duc de Savoie Emmanuel Philibert tolérait en Pays de Gex le protestantisme, Bluet, tout gamin, était perturbé par les disputes autour de lui entre papistes, luthériens et calvinistes. Arrivé à Rumilly, il se convertit au catholicisme qu’il pratiquera dès lors avec ferveur. Par périodes pris d’engouement religieux, il accomplit des pélérinages, se retire dans des ermitages, et se châtie quand il estime avoir péché, particulièrement quand il a eu des pensées lubriques. Il se voudrait prédicateur.
Bouffon du duc de Savoie
Bluet fréquente les chefs de guerre à qui il prédit l’issue des batailles. Il se fait ainsi une réputation de devin. Le duc de Savoie Charles Emmanuel l’emploie comme domestique et l’emmène en Piémont. On s’étonne de Bluet, personnage étrange, qui tient des propos bizarres, prédit l’avenir et raconte ses visions. Le duc de Savoie l’utilise comme souffre douleur pour amuser sa cour. Le pauvre Bluet supporte stoïquement les brimades sadiques du duc pour gagner de l’argent qu’il envoie ensuite à sa famille à Arbère.
Paris : courtisan et bouffon
En septembre 1599, Bluet fait partie de l’escorte qui accompagne le duc de Savoie à Paris quand il s’agit de négocier la paix avec le roi de France Henri IV. Il ne retournera pas en Savoie. Il se trouve bien à Paris. Pour faire sa cour, il dit des charades, prédit l’avenir, raconte ses visions, débite des louanges abracadabrantesques en faisant la révérence. Il fait rire. On lui offre des cadeaux. Il s’habille comme les princes de taffetas et de satin avec panache au chapeau. Le voilà courtisan et amuseur public à Paris pendant 3 à 4 ans, période pendant laquelle Henri IV, occupé à la guerre, était rarement à Paris. D’ailleurs Henri IV avait des bouffons autrement plus drôles et pertinents que Bluet. Le plus célèbre était Angoulevent, élu Prince des Sots.
Bluet a-t-il reçu une rente d’Henri IV?
Henri IV a rétribué Bluet à plusieurs reprises, irrégulièrement.
Hypothèse : Henri IV aurait acheté à Bluet des informations sur la forteresse de Montmélian et sur d’autres châteaux ou sites stratégiques de Savoie que Bluet connaissait parfaitement. Sinon comment expliquer qu’il ait réussi à prendre en un tournemain la forteresse de Montmélian considérée comme imprenable et d’autres forts savoyards? Bluet aurait été un agent de renseignements au service d’Henri IV de1600 à 1603. Après la signature du traité de Saint-Julien le 21 juillet 1603, qui a entraîné la paix complète entre Savoyards, Français et Genevois, Bluet n’a, semble-t-il, plus reçu d’argent de la part d’Henri IV : le roi n’avait plus besoin de lui.
Bluet, premier écrivain de langue française issu du bas peuple?
Lui qui n’a jamais appris à lire ni à écrire, estime avoir un message à transmettre. Il dicte à un secrétaire ses souvenirs, visions, présages, oraisons et les fait imprimer sous forme de fascicules qu’il dédie à des grands personnages, enrobés de moult éloges dithyrambiques. Il vend lui-même ses opuscules dans les rues de Paris. On en a recensé 184.
La postérité l’a rangé dans la catégorie des « fols littéraires ». Il est bien plus que cela : au milieu d’un fatras de bizarreries naïves dignes de l’art brut, il nous apporte un formidable témoignage sur les mentalités de son époque. Rares sont les témoignages des guerres issus du bas peuple. Bluet est pacifiste. Il enjoint les grands nobles à ne pas gaspiller et à donner leurs surplus aux pauvres.
Ses écrits, très recherchés par les bibliophiles, se vendent des sommes faramineuses. En 2018, un de ses recueils mis en vente à 30.000€ a été acheté 60.000€ dans une vente à l’hôtel Drouot.
Deux de ses recueils sont en ligne sur Gallica.
Une fin tragique
A la Noël 1604, la Sorbonne fait brûler son livre Interprétations de la Vie de Jésus-Christ et lui interdit de publier. Il perd son gagne-pain. En même temps, Henri IV ne lui alloue plus de subside et la noblesse se détourne de lui. Le malheureux sombre dans la pauvreté. Il se nourrit de pain sec. On se moque de lui. Des témoins l’ont vu prêchant dans les rues de Paris, vêtu d’une robe de bure et portant la croix.
Bluet est mort à Paris en juillet 1606, à l’âge de 40 ans, après un jeûne de neuf jours par lequel il espérait conjurer la peste.
Bluet était-il comte de Permission?
Bluet s’était inventé le titre de comte de la terre de promission (c’est ainsi qu’on appelait à l’époque la terre promise) mais il disait, comme les gens du peuple, terre de permission… Sans doute dans la terre promise tout est-il permis… La terre dont il est comte, il ne la possèdera qu’après sa mort, au paradis… Il s’était aussi arrogé le titre de Chevalier de la ligue des treize cantons. (A l’époque, la Suisse comptait 13 cantons.)
Comment connaître Bluet d’Arbère?
Nous recommandons absolument le livre de Bertrand Guégand La vie extravagante du comte de Permission, publié en 1924 et réédité en 2019 aux éditions Plein Chant, dans la collection Gens singuliers. Le livre se base sur les écrits de Bluet et comporte une notice explicative et un appendice, qui nous éclairent sur sa fin de vie et sur l’époque. Il est illustré de petites gravures sur bois, comme l’édition originale de 1924.
On peut lire un résumé du livre de Bertrand Guégan, La vie de Bernard Bluet d’Arbères, comte de Permission, visionnaire et domestique du duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier, par l’historienne Brigitte Hermann, dans Le petit Colporteur N° 17, page 45 >>>
L’écrivain Orlando de Rudder a imaginé la vie de Bluet : Le comte de Permission (JC Lattès 2009). Ce roman riche en réflexions et en images colorées, s’inspire de Bluet mais ne le représente pas.











