Source : La vie extravagante du comte de Permission par Bertrand Guégan – Plein Chant. 2019.
Bluet appelle le duc de Savoie « Roi David » et Henri IV « le grand monarque des Gaules ».

Lettre à Charles Emmanuel, duc de Savoie, le 20 novembre 1600 (extraits)
 » Roi David, encore que je sois éloigné de votre belle présence, je ne laisse pourtant de recevoir une grande tristesse de la désolation de votre pays. Et cependant le grand monarque des Gaules vous avait traité non rigoureusement, mais humainement.
 » A qui vous faut-il demander le bon conseil? A Dieu le créateur. Et il ne vous faut vous laisser gouverner par les sangsues, qui sont les méchants; car elles se saoulent de sang. Il faut toujours penser à un plus pauvre que soi et non à un plus riche. Vous avez acquis une belle réputation en France; Dieu vous fasse la grâce de continuer! 
 » Tout le monde sait bien que vous avez du courage et de la valeur, mais n’oubliez pas que les navires qui vont sur la mer sont souvent renversés par les vents. Mieux vaut perdre un bras que la tête ; mieux vaut perdre un écu que cinquante. Quand deux friands voient un bon morceau sur la table, chacun en veut avoir sa part ; mais le sage, qui a des affaires avec un plus grand que soi, doit se comporter comme il peut et non comme il voudrait bien. (…)
 » N’entreprenez rien contre la raison. Malheur sur la guerre et vive la paix ou miséricorde de Dieu ! (…)
 » Encore que je sois éloigné corporellement de votre belle présence, je n’en suis point éloigné d’esprit et je prie Dieu qu’il vous fasse la grâce d’être le bon ami du roi de France. »

Quelques explications
En 1600, le Savoyard Bernard de Bluet parade à Paris dans de beaux habits (de récup pour la plupart) avec panache au chapeau et bagues à tous les doigts. Il a 34 ans. Il est heureux. Le banquier Sébastien Zamet l’a pris sous sa coupe et l’a introduit à la cour du roi de France Henri IV. Bluet a lâché le duc de Savoie après l’avoir servi comme monteur de l’artillerie, puis comme domestique (bouffon).
Charles Emmanuel avait été odieux avec Bluet, lui infligeant même des sévices pour faire rire l’entourage. Bluet avait tenu le coup pour être payé. Mais une fois arrivé à Paris dans la suite du duc venu négocier avec Henri IV, il n’a plus voulu retourner en Savoie. Il a tourné sa veste.

On peut s’étonner que sa lettre, dépourvue de rancoeur, soit si élégamment tournée, et que lui qui fut artisan et domestique, s’adresse au redoutable duc des Etats de Savoie en le prenant de haut, sur le ton d’un moraliste. A partir de mai 1600, Bluet est devenu écrivain quoique analphabète. Il ne se prend pas pour n’importe qui. Et après tout, à sa manière parfois farfelue, avec les maladresses de quelqu’un qui n’a jamais appris à lire, il se révèle bel et bien un penseur et un moraliste. Pourtant, on croit sentir que quelqu’un lui a soufflé cette lettre, ou bien l’a retouchée. D’habitude, le style de Bluet est plus brouillon, le vocabulaire moins choisi.

Il est possible – c’est une supposition – qu’Henri IV ou ses conseillers aient utilisé l’influence que Bluet pouvait encore avoir sur Charles Emmanuel pour l’inciter à lâcher des territoires. Henri IV avait hâte qu’un traité de Paix mette définitivement fin aux guerres franco-savoyardes, or le traité de Paris, signé en février 1600, selon lequel Charles Emmanuel devait remettre à la France le Marquisat de Saluces ou la Bresse n’avait pas abouti.

Finalement, la paix définitive entre Henri IV et Charles Emmanuel a été signée à Lyon le 17 janvier 1601. Charles Emmanuel a conservé le marquisat de Saluces ; il a lâché la Bresse, le Bugey et le Valromey. Dans la foulée, le Pays de Gex, administré depuis 10 ans par Genève a été rattaché à la Couronne de France. Bernard de Bluet d’Arbère a peut-être joué un rôle dans les transactions qui ont abouti à la paix de 1601.
Voir la page Rattachement du pays de Gex à la Couronne de France 1601