Le village suisse de Crassier a récemment installé sur son nouveau rond-point une construction de pierre blanche qui peut sembler énigmatique. Il s’agit en fait d’une reproduction d’un morceau de l’aqueduc romain qui aux premiers siècles de notre ère alimentait en eau potable Noviodunum (Nyon), capitale de la Colonia Julia Equestris, avec des sources captées à Divonne. L’ouvrage en maçonnerie respecte la forme voûtée en plein cintre de l’aqueduc. Le rond-point est jonché de morceaux de verre qui évoquent le miroitement de l’eau courante.
Le véritable aqueduc, enfoui sous terre, captait l’eau à Divonne. Il passe par Crassier, Crassy, Borex, puis entre Signy-Avenex et Eysins. Il aboutit à Nyon, descendant toujours en pente douce en suivant la déclivité naturelle du terrain. Longueur : 10 à 11 km.
« Pente : 0,8% en moyenne. Maximale 5,9% (Divonne Les Grands Champs). Minimale : ponctuellement pratiquement nulle. » (Chiffres du Musée romain de Nyon).
On connait bien son itinéraire, révélé par des chantiers successifs, mais on ne connait avec certitude ni son point de départ, ni son point d’arrivée. Il effectue des coudes pour éviter les ruptures de pente qui auraient rendu son entretien difficile.

Itinéraire supposé de l’aqueduc dessiné en 2012 par Hadès pour une étude de la construction d’immeubles aux Grands Champs. La carte indique le parc des Mangettes à Nyon où l’on voyait un morceau d’aqueduc aujourd’hui recouvert d’une plaque.
A Divonne, on parle depuis une vingtaine d’années de reconstituer un échantillon de cet aqueduc romain et de le placer bien en évidence dans un espace public, à titre décoratif et publicitaire, afin de signaler aux visiteurs que les Romains, qui étaient des spécialistes en hydrologie avaient repéré la valeur des sources divonnaises. Le projet ressurgit régulièrement. On a largement les moyens de le réaliser. Mais où? Dans un parc ? Sur un rond-point ? C’est finalement Crassier, un village sans ambition touristique qui a réalisé l’emblématique tronçon d’aqueduc.
L’association ARPADI (Arts et Patrimoine divonnais) se soucie de l’aqueduc. Profitant de ce qu’un chantier rue René Vidart en mettait à jour un tronçon, Anne-Marie Pellecuier, passionnée d’histoire et responsable de la section Patrimoine d’ARPADI, a organisé une visite guidée le 9 mai 2015. Le parcours partait de la source Emma et se terminait au musée romain de Nyon.
On suppose, même si aucune preuve tangible ne le confirme, que l’aqueduc captait la source Emma et, probablement aussi, la source Ausone. L’historien Alexandre Malgouverné pense qu’il captait peut-être également la source Barbilène, dont l’hydronyme provient du nom de Borvo, dieu gaulois des eaux bouillonnantes, ce qui prouve que la source était connue dès avant l’implantation romaine. Les sources Emma, Ausone, Barbilène (les sources proches de l’actuel casino) s’écoulent toute l’année, en période d’intempéries comme en période de sécheresse. Elles sont toujours pures, qu’il y ait des orages ou pas. Voilà sans doute pourquoi les Romains ont choisi les sources divonnaises pour alimenter la capitale de leur colonie. D’ailleurs, les sources plus proches de Noviodunum ne permettaient peut-être pas de donner une pente faible à l’aqueduc.

Les sources Barbilène, Emma, Ausone, Vidart après une longue sécheresse. Diminuées, mais pas taries. 18 juillet 2015.
Etant donné que pour le public les mots aqueduc romain évoquent des ouvrages spectaculaires, Anne-Marie Pellecuier a d’emblée prévenu ses auditeurs que l’aqueduc Divonne-Nyon est enterré sous le sol. Il n’est même pas visible, sauf quand un chantier en met un tronçon à jour. Sa fonction était strictement utilitaire : transporter de l’eau. Il était construit à l’économie pour être opérationnel. Tandis que le Pont du Gard, par exemple, porté par 3 étages d’arches, visible de loin, impressionnant, avait une mission d’apparat : faire sentir à tous la puissance et la magnificence de l’Empire romain.
On sait d’après les écrits de l’architecte Vitruve que les nombreux aqueducs construits dans l’Empire romain avaient une triple fonction. Ils alimentaient les fontaines publiques, les thermes, ainsi que les demeures de certains riches particuliers. Ces riches particuliers payaient un impôt sur l’adduction d’eau, lequel impôt finançait l’entretien de l’aqueduc. (Pas fous ces Romains !)
La visite du 9 mai nous conduisit à l’avenue de l’aqueduc, ainsi nommée évidemment, parce qu’elle longe l’aqueduc.
On peut voir une portion de l’aqueduc sur un terrain communal, au pied du chemin qui monte à l’école Guy de Maupassant. Une dépose-minute qui vient d’être créée à cet endroit permet de bien le repérer.
(Photo mai 2015).
Ce tronçon a été rendu visible en 2001 par Alain Girod et Gérard Clapot, deux Divonnais passionnés par la préservation du patrimoine. Ils devinaient que l’aqueduc passait sous ce terrain communal. Ils ont creusé le terrain de leurs mains, espérant pousser la municipalité à mettre en valeur ce témoignage de l’Antiquité qui valorise la station thermale. Il suffirait d’une dalle vitrée et d’un panneau didactique…
La voûte s’appuie sur deux murets en pierres taillées. Le fond est recouvert de dalles en terre cuite au four de 30 cm/60 cm. Les blocs sont tenus par du mortier à base de chaux. On voit que la voûte a été interrompue pour permettre un regard. Il y avait ainsi des puits de visite tous les 50 ou 60 mètres pour permettre l’entretien de l’aqueduc. La surveillance, le nettoyage, l’entretien de l’aqueduc nécessitaient une attention soutenue et un personnel nombreux. Les Romains n’auraient pas accepté de consommer de l’eau souillée. Ils observaient des règles d’hygiène rigoureuses. C’est pour protéger l’eau des saletés et de l’évaporation par l’ensoleillement que les aqueducs étaient recouverts d’une voûte. Et pour protéger cette voûte, on l’enterrait.
On suppose que les Divonnais d’autrefois en trouvant dans leur champ ces voûtes de pierre avaient cru qu’il s’agissait de petits ponts, puisqu’ils avaient appelé le chemin passant sur l’aqueduc chemin des Pontets avant qu’il devienne avenue de l’aqueduc.
Le 9 mai, Gérard Clapot nous a accueillis et nous a montré ses trésors. L’aqueduc traverse son jardin ! Au moment des fondations de sa villa, il a récupéré des pierres des murets et des dalles de terre cuite qui couvraient le fond de l’aqueduc. Nous avons feuilleté ses énormes dossiers de photos. Gérard Clapot depuis des années photographie tous les chantiers divonnais. Il est un garde-mémoire de notre patrimoine. Comme il est conseiller municipal, nous espérons qu’il pourra convaincre la municipalité de mettre en valeur des vestiges de l’aqueduc romain!
L’avenue de l’aqueduc se termine au croisement avec l’avenue du Jura. Là, la construction du lotissement La Charmeraie en 2001 avait mis à jour un grand tronçon d’aqueduc (aujourd’hui recouvert), ce qui avait permis aux archéologue de faire une description détaillée.
« L’aqueduc fait 1,66 m de haut et 1,80 mètre de large. Les pieds droits sont constitués de galets morainiques et de blocs de calcaire dur, liés avec de l’argile. La voûte en plein cintre est formée de dalles et de dallettes de calcaire gréseux, disposées de champ et liées avec un mortier de chaux blanc très dur. » (Alexandre Malgouverné). Cette description au niveau de La Charmeraie diffère légèrement des relevés effectués à Crassier 6 mois plus tôt, ce qui prouve que l’ouvrage varie légèrement dans ses dimensions et ses matériaux en fonction du terrain, les constructeurs s’adaptant aux contraintes et aux ressources locales.
La visite du 9 mai 2015 nous conduisit ensuite rue René Vidart à côté des Perséides. Là, le creusement des fondations du futur Oppidum (!) révélait un tronçon d’environ 100 mètres (deux mois plus tard il sera recouvert par les constructions). Les visiteurs étaient stupéfaits de voir l’aqueduc conservé en si bon état. « On dirait qu’il a été construit hier ! » s’exclamaient-ils. « Comment les arpenteurs pouvaient-ils calculer une pente infime et si régulière? » Ils utilisaient des chorobates.

L’aqueduc rue René Vidart à Divonne – Chantier de l’Oppidum – 9 mai 2015. Cette photo peut prêter à confusion : bien comprendre que l’aqueduc construit par les Romains était recouvert d’une voûte et enterré sur tout son parcours.
En 2013, lors de la construction d’un ensemble d’immeubles, au lieu-dit La Petite Prairie, à l’entrée de Nyon en provenance de l’autoroute, l’aqueduc a pu être fouillé sur une distance de 250 mètres. Les archéologues suisses ont organisé une exposition et des visites du chantier. A cet endroit, l’aqueduc effectue un coude qui le fait bifurquer vers Nyon. Les panneaux exposés donnaient des explications sur les châteaux d’eau habituellement construits par les Romains (ci-dessous celui de Nîmes) permettant d’imaginer comment se faisait l’arrivée de l’eau à Noviodunum. Deux ans plus tard, les immeubles ont poussé. On ne voit plus l’aqueduc. Les immeubles s’appellent « La Voie romaine, Forum, L’Aqueduc, L’Emporium… »
Le château d’eau ou château de distribution était un réservoir à partir duquel on envoyait l’eau au moyen de vannes dans des tuyaux de plomb vers les fontaines, les thermes et les maisons des patriciens. D’après Vitruve, les tuyaux étaient le plus souvent en plomb, parfois en poterie.
La visite du 9 mai 2015 nous emmena au musée romain de Nyon. La guide du musée a insisté sur le fait qu’il s’agit d’un musée de site. Il est rare, disait-elle, qu’un musée romain soit situé dans des murs romains, or c’est le cas pour le musée de Nyon qui a été agencé dans les fondations de la basilique (centre administratif et commercial, le bâtiment le plus important de Noviodunum).

La basilique de Noviodunum, découverte en 1974. Le musée romain de Nyon a été installé dans ses murs.
Comme l’a fait la guide du musée, je pose une devinette : Qu’est-ce que c’est?
Réponse : C’est un bassin d’approvisionnement trouvé à Nyon, une authentique fontaine en pierre calcaire et bois de chêne, datant du 1er siècle.
La visite du 9 mai 2015 se termina rue de la Porcelaine, devant l’amphithéâtre de Noviodunum, lequel est dans l’attente de sa destinée…

Dans cet amphithéâtre construit sous l’Empereur Trajan, des combats de gladiateurs pouvaient rassembler des milliers de spectateurs.
Pour observer dans les rues de Nyon les vestiges de la Colonia Julia Equestris, suivez le parcours-découverte en vous procurant au Musée romain le questionnaire qui explique les panneaux. Au musée, la maquette du forum fascine les enfants autant que les adultes. Et notez bien : Billet combiné 3 musées de la Ville de Nyon (1 billet acheté = 1 entrée gratuite 1 fois au Musée du Léman et 1 fois au Château de Nyon. Durée de validité = 12 mois).