Lettre de Bluet d’Arbère à Henri IV – 1er août 1603

Texte légèrement adapté par Bertrand Guégan dans son livre
« La vie extravagante du comte de Permission ».

Empereur, je vous déclare que je me loue de n’avoir point reçu de déplaisir en votre royaume : je n’y ai reçu que faveur et honneur sans que je l’aie mérité. Dieu m’a fait naître pour faire service à Votre Grandeur. Mais autre service ne vous puis faire sinon que je prie Dieu le Créateur de vous tenir en sa garde et qu’il vous prolonge la vie et que vous voyez votre royaume florissant tout d’une même religion et que toutes les hérésies soient abolies.

Empereur, la pension que vous m’avez donnée, et tout ce que vous pouvez m’avoir donné, il n’y a que pour m’entretenir de logis : il m’a fallu courtiser le temps que j’ai été en France pour m’entretenir, le courtisement que je fais aux autres, je le veux faire à vous tout seul…

Je ne suis point demeuré en votre France pour y faire des piperies, et n’y suis point venu pour avoir fait des friponneries là où j’étais, mais j’y suis venu avec un bel équipage, bien accompagné d’un Charles Emmanuel, duc de Savoie ; et pour avoir prédit ce qui s’est réalisé à votre avantage, j’ai été disgracié.

Le cœur me fait bien mal, me voyant dans une misérable nécessité, moi qui vécus avec le duc en équipage si honorable, entretenu de beaux chevaux d’Italie, et de beaux mulets qui portaient mon bagage. J’entrais en son cabinet secret à toutes les heures que bon me semblait. Au château de Turin, je dormais en sa chambre auprès de son lit. Mes chevaux et mulets étaient bardés de bleu céleste, et mes laquais et mes estaffiers étaient accoutrés tous de bleu céleste. Quand je changeais de chemise, le duc de Savoie me donnait ses chemises ; il me donnait même ses mouchoirs. Même il me faisait accoutrer de ses habits tout chamarrés de passements d’or. Je me peux vanter aussi que le duc même n’avait pas un écuyer-tranchant comme moi, puisqu’il me faisait l’honneur de couper mes morceaux et qu’il n’avait point de grand prince souverain qui fût son écuyer.

Plusieurs personnes me disent : « Que ne suivez-vous le duc ? » Je leur réponds : « Comment voulez-vous que je le suive ? Quand les étrangers sont venus et qu’ils m’ont vu dans l’état que j’étais avec le duc de Savoie, ils se sont moqués de moi ! »

Quel regret est-ce à moi, me mettant en devoir pour vous aller faire la révérence, qu’on me ferme la porte au nez ! Je l’ai pris patiemment et je l’ai dit au grand Abraham. Faites-moi donc donner l’entretien des gens qui sont avec moi. Pour moi, je ne demande rien qu’une livre de pain que l’on donne aux chiens de trois jours en trois jours et je vous serai fidèle et obéissant sans jamais varier. Servez-vous de moi et je serai le rocher qui ne s’ébranlera jamais.

S’il ne vous plait d’accepter ce que je vous dis par cet écrit, vous me permettrez que je secoue la poudre de mes souliers ; et n’emporterai rien de votre pays. Je quitterai tout, et sortirai tout en chemise sans chapeau, sans souliers, me baignant la face de larmes, me réjouissant et louant Dieu le créateur.

Vous avez donné à vos trompettes du château de Montmélian récompense pour vous avoir apporté des nouvelles et des paroles fragiles. Mais moi, je vous ai présagé que le gros oiseau plumerait le petit, et les effets ont suivi ma prédiction!…

Empereur, je remercie le Créateur, qui m’a fait la grâce d’entrer dans votre royaume, de vous avoir donné pour fils un grand prince. Que pouvez-vous souhaiter davantage ? Que toutes les montagnes de Savoie soient d’or et qu’elles soient en votre pouvoir ? Non, votre fils vaut plus que tout cela ; car il peut acquérir beaucoup de royaumes et de pays avec l’aide que Dieu lui donnera. 

Notes : « Empereur » – Bluet désignait ainsi le roi de France Henri IV
« Grand Abraham » – Bluet désignait ainsi son ami Sébastien Zamet, financier et grand ami d’Henri IV.

Bernard de Bluet d’Arbère
Bois gravé par Paul Détourné (1603)
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