Nombreux sont les Divonnais qui, chaque fois qu’ils regardent « leur » lac, ont une pensée émue pour son concepteur, le peintre et sculpteur divonnais Jean Debaud.
Jean Debaud s’est acharné pendant 20 ans pour que la Ville de Divonne creuse une cuvette dans un marais. Jean Debaud s’est battu pendant 20 ans contre les sceptiques, les peureux, les défaitistes, les paresseux, les sans-imagination. Jean Debaud avec l’aide de quelques amis a gagné son combat.
Grâce à lui le marais a fait place à un vaste espace de loisirs. Plage, pédalos, promenade, hippodrome, club d’aviron. Des milliers de petits enfants heureux d’apprendre à pédaler.
Tu entends leurs rires, Jean, depuis là-haut?
Jadis, au nord-est, à l’est et au sud de Divonne s’étendaient des marais. La rue Palud en est le témoignage. « Palud » est le mot d’ancien français qui désignait les marais et dont nous retrouvons la racine dans « paludisme ». On prenait la rue Palud pour aller au marais. « Les enfants, je vous interdis d’aller dans les marais! C’est dangereux. On peut s’enfoncer et se faire happer comme par les sables mouvants. Vous m’écoutez, oui ou rave? »
Quand Jean Debaud plantait son chevalet dans la campagne… « Il y a trop de vert par ici! se disait-il. Il faudrait une tache bleue, un lac dans lequel le ciel se reflèterait… »
Pourtant Jean Debaud n’avait pas tout de suite conçu son lac à l’emplacement des marais. Il l’avait d’abord imaginé dans le petit vallon qui sépare la butte du château du Mont Mussy. On racontait qu’il y avait eu un étang, là, autrefois et qu’un comte de Divonne l’avait fait détruire. On le reconstruirait, on l’alimenterait avec la source du château, le creux du vallon retiendrait l’eau, on pourrait se baigner….
C’était en 1946. Jean Debaud dessina des croquis. Il fit faire une maquette par un ami plâtrier et un ami menuisier. On réalisa des sondages. Jean peaufinait son projet, le présentait, le modifiait, le représentait, l’améliorait grâce aux conseils de son ami le géologue Paul Morel qui venait en vacances chaque année à Divonne. On exposait la maquette. On cherchait à convaincre. La propriétaire du terrain, Madame de La Forest-Divonne était d’accord pour louer le terrain et autoriser un creusement. Mais il fallait payer les travaux. Il fallait des sous. Les années passèrent. Le projet ne put se réaliser.
« Tant mieux! » reconnut Jean Debaud plus tard. Le site, finalement n’était pas si favorable que ça à la baignade. En été, le soleil se couche tôt derrière la Haute-Chaîne. Il fait vite sombre au pied du Mont Mussy. L’ombre s’abat d’un seul coup, tandis qu’en plaine on peut profiter du soleil plus longtemps.
Son projet de construction d’un lac, Jean Debaud l’a déplacé plus bas, plus loin de la chaîne de montagne, pour qu’en été nous puissions lézarder au soleil plus longuement.
Quelle bonne idée! Merci, Jean!
Le temps passe. Nous voici en 1958. L’aérodrome de Cointrin est en cours d’agrandissement. Jean Debaud regarde les engins qui creusent le sol et transportent les énormes quantités de terre et de gravier. Il est fasciné par la vitesse de ces « monstres préhistoriques », comme il dit. Cela lui donne des idées. Il repense son projet de lac artificiel en imaginant que des « monstres préhistoriques » creuseraient le marais divonnais, un terrain communal. Il décide de consulter les Divonnais et les touristes. En toute hâte, il réalise une maquette qu’il expose bien en évidence dans une vitrine de Divonne, avec, à son côté, un livre d’or pour que les observateurs attentifs y notent leurs remarques.
Voici son dessin. Le lac aurait eu une superficie de 15 hectares (le lac actuel mesure 45 hectares). L’île aurait eu la forme d’une carte de France et aurait accueilli les campeurs…
Et voici une carte postale où l’on voit l’aspect des marais à l’époque. Elle porte la date de 1959. On constate que le groupe scolaire est encore en chantier. Il a ouvert en 1960.
Jean Debaud recueillit des encouragements dans son livre d’or, surtout de la part des curistes qui se réjouissaient à l’idée que Divonne devienne une station touristique équipée d’une plage et d’un port. Mais les encouragements, ce n’est pas suffisant : il faut de l’argent. Les promoteurs contactés ne prirent pas le projet au sérieux. D’ailleurs, le projet était vague. Une esquisse, c’est tout. Pas de mesures, pas de localisation précise, pas de chiffres, pas d’évaluation financière. Et le terrain? Garderait-il l’eau? Quelle est la nature du sol?
C’est ici qu’intervient le sauveur : Paul Morel
Divonne doit énormément à Paul Morel. C’est lui qui en 1948 a découvert à Arbère la source aux qualités exceptionnelles qui alimente l’établissement thermal de Divonne depuis 1990 et qui porte son nom. Paul Morel (1904-1987) travaillait comme ingénieur-chimiste dans une cimenterie. Il venait chaque été se reposer à Divonne, chez ses parents. Le projet de son ami Jean Debaud a titillé sa curiosité scientifique. Il s’est investi dans l’étude du sol des marais et il en est arrivé à la conclusion que « Oui! la création d’un lac artificiel dans les marais est réalisable ».
Paul Morel a adressé à la municipalité en août 1958 un exposé qui s’appuyait sur de solides arguments géologiques, sociologiques, économiques et apportait de précieux renseignements techniques : « Ce terrain presque inculte offre l’avantage d’être communal et inutilisé. (…) Vus d’avion, les contours du lac et de l’île constitueraient une publicité adroite et charmante. (…) D’un point de vue géologique, M. Galopin, conservateur du Museum de Genève, et M. Falconnier, géologue expert, spécialiste en barrages ont tous deux donné un avis favorable au projet. (…) Le premier avantage serait d’assainir une partie du marais dont le rapport est actuellement à peu près nul. » Paul Morel montra comment, sous la couche de gravier, le fond de la cuvette est occupé par une moraine essentiellement argileuse qui a retenu un lac glaciaire après la dernière glaciation. Bref, la cuvette serait étanche et retiendrait l’eau. Jean Debaud et Paul Morel prévoyaient que l’alimentation en eau se ferait par l’adduction d’eau de la Divonne, à l’aide d’un petit canal.
Les inventeurs débordaient d’idées. Ils imaginaient joyeusement toutes sortes d’équipements de loisirs autour du lac : théâtre de verdure, terrains de sport, golf miniature, espaces festifs, équitation… Certains Divonnais prêtaient à leurs propositions une oreille favorable, mais la plupart restaient sceptiques, voire réprobateurs, et pour quelques uns, même, épouvantés. Jean Debaud devait donc encore expliquer, argumenter, démontrer, discuter, recommencer. Tout ça pour finalement entendre « C’est complètement farfelu! L’eau s’écoulera tout partout! Tu vas remplir d’eau une passoire! Les moustiques pulullent! C’est insalubre! Ce sera des dépenses faramineuses! Tu vas ruiner Divonne! »
Mais le dossier de Paul Morel influença la municipalité : le maire, Marcel Anthonioz, et ses adjoints se rendirent sur les lieux. Hum! Hum! Ils admirent que le projet serait peut-être réalisable et qu’il aurait même le mérite d’assainir le marais. Oui, d’accord, mais les sous?
Encore une idée géniale
Et si on vendait le gravier? Le 25 janvier 1960, Jean Debaud adresse un courrier au Conseil municipal dans lequel il propose que le gravier extrait soit vendu à des entreprises de travaux publics, en particulier à la société chargée de la construction de l’autoroute Genève-Lausanne. On pourrait ainsi financer le creusement du lac. L’entrepreneur Albert Pélichet et le maire-adjoint Emile Martin furent convaincus. Hourra! L’affaire était dans le sac! La municipalité s’engagea pleinement. Sondages. Miracle! L’eau surgissait naturellement à 1,50m de profondeur. Point n’était besoin de construire un canal pour amener l’eau de la Divonne. L’eau de la nappe phréatique affluait spontanément. (Le lac de Divonne n’est pas vraiment artificiel! Quand on se baigne à la plage, alors que l’eau est à 18 ou 20°, on traverse à certains endroits des filets d’eau froide. Ce sont les sources sous-lacustres qui renouvellent spontanément l’eau du lac). Il fallut pomper l’eau pour pouvoir creuser!
Et le gravier fut effectivement vendu à la construction de l’autoroute Genève-Lausanne.
On voyait s’activer des pelleteuses, une dragueuse, des bulldozers une machines pour laver le gravier et les camions comme des monstres affamés qui arrivaient vides et repartaient pleins. Pour ces allées et venues de camions, il fallut construire une voie d’accès spéciale depuis l’autoroute en devenir. Ainsi naquit la bretelle d’autoroute : grâce au creusement du lac, Divonne a pu bénéficier d’une sortie d’autoroute, ce qui constitue un énorme atout pour la station.
Les graviers servirent aussi à la construction de la route du tour du lac, de l’avenue des Alpes et des parkings. A cette époque-là, on misait beaucoup sur la voiture…
Au fur et à mesure de l’avancée des travaux, Jean Debaud améliorait son projet. Le lac fut agrandi, l’île repensée et déplacée, le port devint circulaire, la plage fut redessinée. Jean Debaud dessina 11 propositions entre 1958 et 1964. Au bord du port, face au Mont Blanc, on construisit le théâtre de verdure où ont lieu maintenant les spectacles gratuits de Quartier d’été ; on édifia un mur crénelé qui soutient une terrasse en avancée de laquelle on a le plus joli point de vue sur le lac de Divonne. Le mur fut construit avec les pierres de démolition du 2ème établissement thermal et de son château d’eau. (Eh! Oui! Entre temps un 3ème établissement thermal avait ouvert à Divonne!) La terrasse est aujourd’hui le square Jean Debaud. En hommage au Père du lac, la Ville de Divonne y a fait installer une sculpture en bronze de Milos Jiranek représentant un olivier, parce que Jean Debaud adorait les oliviers. Il en a beaucoup peint.
La mise en eau fut déclenchée au printemps 1964. Treize jours furent suffisants pour atteindre la cote souhaitée. Ces journées marquèrent la mémoire divonnaise. Les curieux venaient observer la montée de l’eau, beaucoup étant perplexes (« Bah! ça ne se remplira pas! »). Eh! Eh! La cuvette s’est remplie! Ecoutons le Père du Lac lui-même : « Au-delà des bords arides, au-delà des pierres, du sable et du gravier, le Lac nous apparut ; il était d’un bleu turquoise que la végétation aquatique en se développant a assombri. C’était le moment décisif de sa naissance. C’était aussi un des plus beaux de ma vie. C’était le 10 juin 1964. »
Cette aventure, Jean Debaud l’a racontée dans un livre, « Le lac – Divonne de 1900 à nos jours« , avec de nombreuses illustrations et des anecdotes qui nous font revivre l’ambiance de Divonne à l’époque. Parmi les illustrations sont des dessins et des aquarelles de l’auteur. Imprimé en 1976. Copyright Jean Debaud.